40.
La lumière le réveilla. Il était assis dans la chambre, près du lit. Rowan fixait la lumière comme si elle la voyait. Il ne se rappelait pas s’être endormi.
Pendant la nuit, il lui avait raconté l’histoire d’un bout à l’autre. Tout. Le récit de Lasher et sa mort sous les coups de marteau, assenés en plein dans la membrane souple au sommet de son crâne. Il ne savait même pas s’il avait parlé assez fort pour qu’elle l’entende. Il s’était dit qu’elle voudrait savoir. Savoir que c’était terminé et comment cela s’était passé.
Puis il s’était tu. En fermant les yeux, il avait réentendu la douce voix de Lasher parler de l’Italie, du soleil, de l’Enfant Jésus.
Est-ce que Rowan avait tout compris ?
Où était l’âme de Lasher ? Saint Ashlar reviendrait-il ? Où ? À Donnelaith ? Ici ? Impossible de savoir.
— De toute façon, je serai mort d’ici là, avait-il dit doucement. Il a mis un siècle pour apparaître à Suzanne. Mais je crois qu’il n’est plus là. Il a trouvé la lumière. Et Julien aussi, probablement. Julien l’a peut-être aidé. Les vers d’Évelyne étaient peut-être vrais.
Il avait récité le poème tout haut, d’une voix douce, et marqué un temps d’arrêt avant la dernière strophe.
Les bébés non humains détruis
Envers les purs sois sans merci
Ou Eden n’aura pas de Printemps
Ou notre genre aura fait son temps.
Il avait fait une nouvelle pause avant de poursuivre :
— J’avais de la peine pour lui. C’était horrible. Mais je devais le faire. D’abord, pour ma femme et mon enfant et, ensuite, parce que les autres ne l’auraient pas fait. Je le savais. Il les aurait tous séduits et ils auraient succombé. Il était obligé. C’était toute l’horreur de la situation : il était pur.
Ensuite, il s’était endormi. Il avait rêvé de l’Angleterre, de vallées enneigées et d’immenses cathédrales. Ces rêves lui reviendraient probablement pendant longtemps, voire pour toujours.
Il y avait du soleil et il pleuvait en même temps. Bonne chose.
— Chérie, tu veux que je te chante quelque chose ? Je dois connaître à peu près vingt-cinq chants irlandais.
Mais il s’était ravisé en repensant à Lasher, avec ses grands yeux bleus innocents, chantant pour les gens. En revoyant sa barbe noire et le duvet sur sa lèvre supérieure, sa vivacité enfantine.
Mort. Je l’ai tué. Il frissonna. C’était le matin.
Hamilton Mayfair entra.
— Vous voulez du café ? Je vais m’asseoir à côté d’elle. Elle est si… jolie ce matin.
— Elle est toujours jolie. Merci, je vais descendre un instant.
La maison était baignée de lumière. La pluie éclaboussait les carreaux.
L’odeur du feu que Mona avait fait dans la cheminée planait encore. Cela lui donna envie d’en allumer un grand dans le salon pour se réchauffer en buvant son café.
Il traversa le salon jusqu’à la première cheminée, sa préférée, celle dont le manteau de marbre était décoré de roses sculptées. Il s’assit en tailleur et s’appuya contre le jambage. Il n’avait pas le courage de se faire une tasse de café ni d’aller chercher le petit bois et les bûches. Il ignorait qui était clans la maison. Il ne savait pas quoi faire.
Il ferma les yeux. Mort et enterré. Tu l’as tué. C’est fini.
La porte d’entrée s’ouvrit, se referma, et Aaron entra dans la pièce. Il ne vit pas tout de suite Michael et sursauta en l’apercevant.
Aaron était rasé de près et portait une veste gris pâle, une chemise blanche et une cravate. Son épaisse chevelure blanche était peignée avec soin et ses yeux clairs étaient reposés.
— Je sais que vous ne me le pardonnerez jamais, dit Michael. Mais je devais le faire. C’est pour cette raison que j’ai été envoyé ici.
— Oh, il n’est pas question de pardon entre nous. N’y pensez plus. Chassez cette idée de votre esprit. Cela ne pourrait que vous faire du mal. C’est juste que… je ne pouvais pas vous aider. Je n’aurais pas pu le faire moi-même.
— Pourquoi ? À cause du mystère que représentait cette créature ? Parce que vous aviez pitié d’elle ? Parce que vous l’aimiez ?
Aaron réfléchit. Il jeta un regard furtif, comme pour vérifier qu’ils étaient bien seuls. Il avança et s’assit sur le bord d’une chaise en tapisserie.
— Honnêtement, je n’en sais rien, dit-il d’un air grave. Mais je n’aurais pas pu le tuer.
— Et l’ordre ? Vous avez des nouvelles ?
— Je n’ai obtenu aucune réponse. On me laisse des messages pour que j’appelle Amsterdam et Londres. Pour que je revienne. Mais je n’irai pas. Yuri trouvera la réponse. Il est parti ce matin. Cela lui fendait le cœur de laisser Mona mais il le fallait. Il a promis de nous appeler tous les soirs. Il est tellement épris de Mona que seule cette mission pouvait le faire partir. Il tient à avoir un entretien avec les Aînés pour savoir le fin mot de l’histoire, c’est-à-dire si Stolov et Norgan étaient venus pour ramener Lasher et, le cas échéant, si c’était sur l’ordre des Aînés.
— Et vous ? Qu’en pensez-vous ? Ou, plutôt, que soupçonnez-vous, devrais-je dire ?
— Je n’en sais vraiment rien. Par moments, je me dis que j’ai été dupe toute ma vie. Je crois qu’ils viendront bientôt et que je vais mourir, comme les deux médecins. Et si cela se produit, je vous demande de ne rien tenter. Vous n’y pourrez rien. À d’autres moments, je n’imagine pas que l’ordre soit autre chose qu’un groupe d’érudits qui font des recherches. Je ne crois pas qu’il ait un objectif occulte. Cela me paraît impensable. Un jour ou l’autre, nous apprendrons que Stolov et Norgan avaient pris sur eux de faire se reproduire la créature. Lorsque les renseignements médicaux sont tombés entre leurs mains, ils n’ont pu résister à la tentation. Comme Rowan l’a fait, dans un but purement médical, en emmenant Lasher hors de cette maison. « Les érudits le mal nourriront. Et les savants l’admireront. »
— Vous avez sans doute raison. Ils ont fait une découverte dangereuse et utile. Et ils auraient agi à l’insu des Aînés. Peu importe. Je ne me sens plus concerné. Et, quel que soit l’aboutissement des recherches de Yuri, je ne veux pas le savoir. Au fait, pensez-vous qu’il soit en danger ?
Aaron poussa un soupir de découragement.
— Ils l’ont repris. C’est ce qu’ils prétendent, en tout cas. Il n’a pas peur d’eux, c’est une certitude. Il est retourné à Londres pour les affronter. Je l’estime assez fort pour se protéger lui-même.
Michael pensa à Yuri, à leur brève rencontre, à l’innocence, la sagacité, la force qu’il dégageait.
— Je ne m’inquiète pas trop pour lui, reprit Aaron. Surtout à cause de Mona. Il veut revenir pour elle et, donc, il sera d’autant plus prudent.
Michael sourit et hocha la tête.
— C’est juste.
— J’espère pour lui qu’il trouvera les réponses à ses questions. L’ordre et le mystère des Aînés sont devenus pour lui une obsession. Mona le sauvera peut-être. Comme Béatrice m’a sauvé. C’est étrange, le pouvoir de cette famille, vous ne trouvez pas ? Je parle d’un pouvoir qui n’a rien à voir avec… lui.
— Et Stolov et Norgan ? Quelqu’un va les chercher ?
— Non, ne vous tracassez pas pour ça non plus. Yuri s’en occupe. De toute façon, il n’y a aucune trace de leur passage ici. Personne ne les cherchera. Vous verrez.
— Vous semblez très résigné et pas du tout heureux.
— Il est encore un peu tôt pour être heureux. Mais je le suis vraiment plus qu’avant. Et je ne vais pas renoncer à ce à quoi j’ai cru pendant toute ma vie à cause de deux hommes qui se sont mal comportés.
— Lasher vous a pourtant appris le véritable objectif de l’ordre ?
— Oui. Mais c’était il y a si longtemps. C’était une autre époque. Les gens croyaient à des choses auxquelles ils ne croient plus maintenant.
— Vous avez probablement raison.
Aaron soupira et haussa les épaules.
— Yuri saura. Il va revenir.
— Vous ne semblez pas avoir vraiment peur pour votre vie. S’ils ont effectivement de mauvaises intentions, j’entends.
— Non. En fait, je ne suis pas persuadé qu’ils vont s’en prendre à moi. Je les connais… un peu… après toutes ces années.
Michael ne dit rien.
— Et je ne suis plus des leurs, poursuivit Aaron. D’aucune façon. Cet endroit est mon foyer, maintenant. Je suis marié et je resterai pour toujours avec Béatrice. Cette famille est la mienne. Pour le reste, le Talamasca, ses secrets, ses desseins… je m’en moque. Et quand je me moque de quelque chose, vous pouvez me croire, je peux être très obstiné.
— Pourquoi n’avez-vous pas appelé la police, pour Stolov et Norgan ?
Aaron parut surpris.
— Vous connaissez la réponse. Je vous devais bien ça, non ? De toute façon, ce sont Mona et Yuri qui ont pris la décision, en réalité. J’étais trop secoué pour réfléchir sainement. Nous sommes allés au plus simple. Par principe, c’est toujours ce qu’il faut faire.
— Le plus simple.
— Oui, comme ce que vous avez fait avec Lasher.
Michael ne dit rien.
— Et il y a encore beaucoup à faire. La famille ne sait pas encore qu’elle est en sécurité. Cela viendra. Il y aura bien des changements lorsque tout le monde aura compris que c’est fini. Que l’on peut ouvrir les volets et laisser entrer le soleil.
— Oui.
— Nous allons prendre les meilleurs médecins pour Rowan. Ah, au fait ! J’ai apporté une cassette enregistrée. C’est le Canon de Pachelbel. Béa m’a dit que Rowan l’adorait. Elles l’ont écouté ensemble, un jour, chez Béa. Chez Béa ! J’en oublie que c’est chez moi aussi.
— Croyez-vous à tout ce qu’il a dit ? Le Taltos, les légendes, les Petites Gens ?
Aaron réfléchit un bon moment.
— Je ne veux plus de mystères, répondit-il, visiblement étonné par son propre calme. Tout ce que je veux, c’est être avec ma famille. Que Deirdre me pardonne de ne pas l’avoir aidée. Que Rowan me pardonne de ne rien avoir fait. Et que vous me pardonniez aussi d’avoir laissé retomber sur vous le fardeau de tuer la créature. Et puis, je veux oublier.
— La famille a gagné, dit Michael. Julien a gagné.
— C’est vous qui avez gagné. Et les victoires de Mona ne font que commencer. Elle est un peu votre fille, maintenant. Je crois que je vais aller la voir. Elle dit qu’elle est si amoureuse de Yuri qu’elle va devenir folle s’il n’a pas appelé à minuit. Il faut aussi que je voie Vivian et que je rende visite à Evelyne l’Ancienne. Voulez-vous m’accompagner ? La promenade est magnifique jusque là-bas.
— Non, pas maintenant. Un peu plus tard. Allez-y, vous !
Il y eut un instant de silence.
— On vous réclame, à Amelia, dit Aaron. Mona espère que vous voudrez bien superviser la restauration de la maison. Il n’y a pas eu une seule réparation depuis des années.
— C’est une maison superbe. Je l’ai vue.
— Elle a besoin de vos talents.
— C’est effectivement peut-être dans mes cordes. Allez-y, maintenant.
La pluie revint le lendemain matin. Michael était assis sous le chêne, près de la terre fraîchement retournée, et observait les touffes d’herbe déracinées.
Ryan sortit pour lui parler, restant avec précaution sur les dalles pour ne pas salir ses chaussures. Visiblement, il n’y avait rien d’urgent. Ryan avait l’air reposé, comme s’il sentait que le cauchemar était terminé.
Il ne jeta pas même un regard vers le monticule de terre sur la tombe. Ce n’était rien de plus qu’un amas de terre humide entre les racines d’un gros arbre, là où l’herbe ne pouvait pousser.
— J’ai à vous parler, dit Michael.
Ryan afficha une soudaine expression de lassitude et de peur, puis se reprit.
— Tout danger est passé, reprit Michael. Vous pouvez renvoyer les gardes et ne conserver qu’une infirmière pour la nuit. Nous n’avons besoin de rien d’autre. Renvoyez aussi Henri, si vous voulez. Donnez-lui une bonne retraite ou un dédommagement quelconque. Ou alors, faites-le engager chez Mona.
Ryan se contenta de hocher la tête.
— Je vous charge d’expliquer ça à la famille. Dites bien à tout le monde que le danger est passé, que les femmes ne risquent plus rien. Plus aucun médecin ne mourra. À cause de cette affaire, en tout cas. Il se peut que vous ayez des nouvelles des gens du Talamasca. Dans ce cas, envoyez-les-moi. Les femmes ne doivent plus avoir peur. Quant à ces médecins morts, je ne possède aucun élément qui puisse être utile. Absolument aucun.
Ryan sembla sur le point de poser une question, mais il se ravisa.
— Entendu, je m’en occupe, dit-il. Ne vous faites aucun souci. Et je m’occupe aussi du problème des médecins. Quant à Henri, votre suggestion est excellente. Je vais l’envoyer à Amelia. Patrick devra s’y faire. De toute façon, il n’est pas en position de discuter. Je suis venu voir comment vous alliez. Me voilà rassuré.
Ce fut au tour de Michael de hocher la tête. Il sourit.
Après le déjeuner, il reprit sa place à côté du lit de Rowan. Il avait congédié l’infirmière, dont la présence l’insupportait. Il avait envie d’être seul. Quand elle avait fait allusion à sa mère malade, à Touro Infirmary, il avait sauté sur l’occasion :
— Tout va bien ici. Allez lui rendre une petite visite. Revenez à 6 heures, demain matin.
Elle avait été très reconnaissante.
Par la fenêtre, il la regarda partir. Elle alluma une cigarette avant d’atteindre le coin de la rue, puis se dépêcha pour attraper son tram.
Une grande jeune femme observait la maison, les mains posées sur la grille. Elle était plutôt jolie, avec ses longs cheveux blond vénitien. Mais elle était maigre comme bien des femmes d’aujourd’hui. C’était peut-être une cousine venue présenter ses respects. Espérons que non. Il s’écarta de la fenêtre. Si elle sonnait, il ne répondrait pas. C’était si bon d’être enfin seul.
Il retourna à sa chaise et s’assit.
Le revolver était toujours sur la table en marbre. Il était laid ou beau, selon ce que l’on ressent pour les armes. Il n’avait aucune répulsion pour les armes, mais il n’aimait pas celle-ci. Il se voyait trop bien se tirer une balle dans la tête avec. Il regarda Rowan et songea : Non, pas tant que tu auras besoin de moi, ma chérie. Pas avant que quelque chose n’arrive… Il s’arrêta.
Il se demanda si elle éprouvait des sensations.
Le matin, le médecin avait dit qu’elle avait repris des forces mais que son état végétatif restait inchangé.
On lui avait fait absorber des lipides. On avait fait fonctionner ses bras et ses jambes. On lui avait mis du rouge à lèvres. On lui avait brossé les cheveux.
Et puis, il y avait Mona.
— Yuri ou non, elle a besoin de moi, dit-il à voix haute. Enfin, pas vraiment. Mais s’il se passait encore autre chose, elle serait très affectée. Les autres aussi, d’ailleurs. De toute façon, je dois être là le jour de la Saint-Patrick pour les accueillir à la porte. Pour leur serrer la main. Je dois m’occuper de cette maison jusqu’à ce que…
Il s’adossa à la chaise en pensant à Mona, dont les baisers étaient si chastes depuis le retour de Rowan. Ravissante petite Mona. Et ce petit malin de Yuri. Ils étaient donc amoureux l’un de l’autre.
Mona était peut-être en train de travailler sur Mayfair Médical. Avec Pierce, sans doute.
— Nous n’allons pas laisser notre fortune familiale entre les mains de cette délinquante juvénile ! avait explosé Randall, la veille.
Il se disputait avec Béa devant la chambre de Rowan.
— Oh, calme-toi ! avait répliqué Béa. C’est complètement ridicule. Elle est un symbole, pauvre idiot. Comme une reine dans un système de monarchie parlementaire. Rien de plus.
Les jambes étirées sous le lit, les mains crispées sur sa poitrine, Michael contemplait toujours l’arme. Sa détente gris argent, si tentante, son barillet chargé et son étui de plastique noir.
Plus tard, peut-être, se dit-il.
De toute façon, il ne pensait pas employer ce moyen. Plutôt une boisson contenant un poison lent. Il se glisserait ensuite sur le lit, à côté de Rowan, la prendrait dans ses bras et s’endormirait.
Quand elle mourra. Oui. Je ferai ça.
Il devait penser à mettre l’arme dans un endroit sûr. Avec les enfants, il fallait se méfier. On avait amené des enfants voir Rowan, ce matin. Et puis, le jour de la Saint-Patrick, il y en aurait des tas. Grand défilé sur Magazine Street. Des chars. Des gens jetant des pommes de terre et des choux, tous les ingrédients nécessaires pour un ragoût de mouton à l’irlandaise. C’était la coutume. La famille adorait cette fête.
Ranger l’arme. Silence.
La pluie tombait. La maison craquait comme si elle était habitée. Pourtant, il était seul avec Rowan. Une porte claqua quelque part. Une voiture, dehors ? Ou la porte d’une autre maison ?
La pluie tapait sur les rebords en granit des fenêtres. C’était un bruit particulier à cette pièce octogonale.
— J’aimerais… J’aimerais avoir quelqu’un à qui me confesser, murmura-t-il. Le plus important est que tu n’as plus à te faire du souci. C’est bel et bien fini. Mais j’aimerais une sorte d’absolution. C’est curieux. Quand j’ai échoué, à Noël, c’était terrible. Aujourd’hui, j’ai gagné, mais je me sens encore plus mal. Il y a des batailles qu’on n’a pas envie de livrer. Et gagner coûte trop.
Le visage de Rowan était toujours immobile.
— Tu aimerais entendre de la musique, ma chérie ? Tu veux que j’aille chercher ce vieux gramophone ? Je trouve qu’il a un son réconfortant. À part toi et moi, je me demande si quelqu’un d’autre l’écoute. Je vais le chercher.
Il se leva et se pencha pour l’embrasser. Ses lèvres souples n’offrirent aucune résistance. Goût de rouge à lèvres. Souvenir de collège. Il sourit.
Il trouva le gramophone dans la mansarde et le ramassa, ainsi que les disques de La Traviata.
La fenêtre était fermée.
Le plancher était propre.
Il repensa à Julien, debout devant la porte d’entrée, barrant le chemin à Lasher.
— Et dire que je n’ai pas encore repensé à vous depuis ce moment, pensa-t-il tout haut. J’espère que vous avez trouvé votre voie.
Le temps s’écoulait. Il se demanda s’il allait pouvoir réutiliser cette pièce. Il lança un regard vers la fenêtre et le toit du porche. Antha faisant signe à Lasher de s’approcher. « Les morts en témoins reviendront, murmura-t-il. C’est ce que tu as fait. »
Il descendit lentement l’escalier puis s’arrêta, soudain, sans savoir exactement pourquoi. Quel était ce bruit ? Il posa doucement par terre le gramophone et les disques.
Une femme pleurait. Ou était-ce un enfant ? C’était un long sanglot. Ce ne pouvait être l’infirmière. Cela semblait provenir de la chambre de Rowan.
Et si c’était elle ? Non, ce n’était pas sa voix.
— Oh, ma chérie ! disait la voix en pleurant. Je t’aime tellement. Oui, bois. Bois le lait, prends-le. Oh, ma pauvre mère ! Ma pauvre chérie !
Michael ne comprenait pas.
Son esprit était dévoré par une peur silencieuse. Il descendit l’escalier à pas prudents, pour éviter tout bruit, et jeta un coup d’œil par la porte entrouverte.
Une grande fille était assise sur le bord du lit. Une longue jeune fille au teint pâle, aussi svelte que Lasher, dont les mèches blond vénitien tombaient le long de son dos gracieux. C’était celle qu’il avait aperçue en bas, dans la rue !
Rowan était dans ses bras, assise, accrochée à elle, et tétait le sein nu de la fille.
— C’est ça, mère. C’est bien. Bois, dit la jeune fille, des larmes coulant sur ses joues. Oui, ça fait mal, mais bois. C’est notre lait. Notre bon lait.
L’immense fille fit un mouvement en arrière, écarta ses cheveux et donna son sein gauche. Rowan se mit à boire frénétiquement en levant la main gauche, comme pour saisir la tête de la fille.
Celle-ci aperçut Michael. Ses yeux remplis de larmes s’écarquillèrent. Comme ceux de Lasher, ils étaient énormes. Son visage était un ovale parfait. Sa bouche était celle d’un chérubin.
Rowan émit un gémissement puis, soudain, se redressa et attrapa les cheveux de la fille de sa main gauche. Elle ôta sa bouche de son sein et se mit à hurler :
— Michael, Michael, Michael !
Puis elle se recroquevilla contre la tête de lit, les genoux pliés sur sa poitrine, et pointa son index vers la fille, qui sauta sur ses pieds en se bouchant les oreilles.
— Michael !
La frêle jeune fille sanglotait. Son visage était fripé comme celui d’un bébé et ses yeux n’étaient plus qu’une fente.
— Non, mère, non !
Elle posa ses longs doigts sur son front blanc et sa bouche tremblante.
— Michael, tue-la ! cria Rowan. Tue-la ! Arrête-la !
La fille recula en pleurant contre le mur.
— Mère ! Mère !
— Tue-la ! cria encore Rowan.
— Je ne peux pas, cria aussi Michael. Pour l’amour de Dieu, je ne peux pas !
— Alors, je vais le faire.
Elle se leva et attrapa l’arme sur la table de chevet. La tenant de ses deux mains tremblantes, elle ferma un œil et appuya sur la détente. Elle tira trois fois sur le visage de la fille. La pièce sentait la fumée et la poudre.
Le visage partit en éclats. Le sang jaillit à la place du visage explosé.
Le long corps mince s’affaissa lourdement sur le sol, les cheveux s’étalant sur le tapis.
Rowan lâcha le revolver et fondit en larmes, comme l’avait fait la fille. Une main sur la bouche, elle descendit du lit et commença à marcher en vacillant, cherchant à atteindre le montant du lit.
— Ferme la porte, dit-elle d’une voix frémissante.
Elle semblait au bord de l’évanouissement.
Elle marcha difficilement jusqu’au corps et s’agenouilla à côté de lui en pleurant de plus belle.
— Oh, Emaleth ! Mon bébé, mon tout-petit.
La fille était morte, les bras écartés, la chemise ouverte, le visage n’étant plus qu’un amas de chair et de sang.
— Mon pauvre bébé ! Ma pauvre chérie ! pleurait Rowan.
Elle posa sa bouche sur le sein de la fille.
La pièce était silencieuse. On n’entendait que le bruit de succion. Rowan passa à l’autre sein et se mit à téter avec ardeur.
Michael était pétrifié d’effarement.
Enfin, elle s’assit, essuya sa bouche et poussa une espèce de grognement, suivi de nouveaux sanglots.
Michael s’agenouilla à côté d’elle.
Rowan fixait le cadavre, puis, soudain, cligna des yeux comme pour éclaircir sa vision. Une goutte de lait pointait sur le mamelon droit de la fille. Elle la prit sur le bout de son doigt et la porta à ses lèvres.
Les yeux embués de larmes, elle posa sur Michael un regard intense, comme pour lui faire comprendre qu’elle savait tout. Elle était au courant de tous les événements et, maintenant, elle était de nouveau là. Elle était revenue. Elle était guérie.
Tout en pleurant, de ses mains tremblantes et froides elle prit celles de Michael pour le réconforter.
— Tu n’as plus à t’inquiéter, Michael. Je vais l’emporter sous l’arbre. Personne n’en saura rien. Je le ferai. Je la mettrai avec lui. Tu en as assez fait. Je m’occupe de ma fille.
Les yeux fermés, la tête penchée sur le côté, elle se remit à pleurer doucement en caressant la main de Michael.
— Ne t’en fais pas. Mon bébé, mon Emaleth. Je vais te mettre moi-même en terre.
10 heures du soir
5 août 1992
[1]Roi légendaire plongé par Zeus dans le sommeil éternel et que sa maîtresse, Séléné, visite chaque nuit sans le réveiller (N.d.T.).